Les amis de Jacques Chirac disent: «le camp de la paix». Ils ne précisent pas qu'il s'agit d'un camp retranché, que le président français s'y est enfermé et qu'il en a jeté la clef. Ils n'ajoutent pas que la paix aurait prolongé, pour quelque temps encore, un statu quo odieux, qu'elle n'aurait servi ni la liberté des Irakiens ni, peut-être, et à plus long terme, la paix elle- même. Ils soulignent, enfin, qu'elle avait, cette paix, le droit pour elle. Soit. Mais, au-delà du droit, qu'en est-il de la morale? Quelle valeur a la paix quand la guerre ouvre enfin les portes de prisons cachées dans les sous-sols des villes, découvre des salles de torture et des stocks de gilets explosifs, qu'une mère hurle le nom de son enfant, penchée vers le fond d'un puits d'un bâtiment officiel, dans l'espoir qu'il y est encore retenu et répondra à son appel? En d'autres termes, une guerre peut-elle être juste, tout en étant éventuellement illégale? Et, si oui, pourquoi alors ne pas finalement reconnaître cette contradiction, quand s'impose la réalité des faits, pourquoi ne pas chercher les voies d'une réconciliation avec des belligérants qui ne sont pas des adversaires, afin de s'engager avec eux à réviser le droit pour le faire à nouveau coïncider avec le bien?

 

© Maltsev/AFP

 

Chirac au côté de Vladimir Poutine, lors du sommet de Saint-Pétersbourg, le 12 avril.

 

 

Au-delà de la contradiction évidente qui conduit la France, par les voix de Jacques Chirac, Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin, à condamner une guerre et à «se réjouir» de son résultat - la chute de Saddam Hussein - pourquoi a-t-on ce sentiment que le président français ne cherche pas vraiment, maintenant que le conflit s'achève, les voies d'une réconciliation avec Washington, afin de sortir les tenants de la paix de leur isolement et les Etats-Unis de leur unilatéralisme? Pourquoi, après s'être fait le porte-voix des anti-guerre, Chirac semble-t-il vouloir poursuivre cette confrontation avec l'Amérique, en annonçant qu'il sera de nouveau l'artisan d'un futur blocage diplomatique? N'est-ce pas ce qu'il fait quand il déclare, le 21 mars, que la France refusera aux Nations unies toute résolution «tendant à légitimer l'intervention militaire et à donner aux belligérants américains et britanniques les pouvoirs d'administration de l'Irak»?

 

Soupçons de connivence coupable

 

A ces questions, l'entourage du président répond que l'analyse de l'Elysée n'a pas varié avant et après le conflit, et que Jacques Chirac, opposé au concept de la guerre préventive et à l'unilatéralisme américain, veut simplement, aujourd'hui comme hier, défendre les principes du droit, de la légalité internationale et de la multipolarité du monde. Il pensait, et il pense toujours, que, si l'objectif n'était pas un changement de régime en Irak mais bien son désarmement, alors il était encore possible de l'atteindre par des voies pacifiques, tandis que la guerre, elle, est porteuse de risques et de dangers à venir. Un proche suggère également qu'une certaine antipathie de l'hôte de l'Elysée à l'encontre de George Bush et de son messianisme religieux - Bush qui aurait avoué à Chirac avoir été «inspiré par Dieu» dans son combat face à l' «axe du mal» - n'a pas arrangé les choses. On souligne aussi son affection pour le monde arabe et le souci qu'il a de la communauté musulmane de France.

 

Au sein de la majorité présidentielle française, certains s'étonnent de cet axe Paris-Berlin-Moscou

 

 

Mais, à Washington, les Américains les plus radicaux ont décidé d'instruire contre Chirac un dossier à charge en reprenant l'histoire des relations entre la France et l'Irak de Saddam Hussein, et en donnant leur propre interprétation. Cette relation fait l'objet d'une longue étude du Stratfor Institute, une entreprise de conseil et d'informations stratégiques. L'étude rappelle la visite de Hussein en France, en septembre 1975, reçu chaleureusement par Chirac. Le visiteur irakien achète alors à la France deux réacteurs nucléaires, six charges de 26 points d'uranium enrichi à 93%, plus 1,5 milliard de dollars d'armements - dont un système de défense aérienne que détruiront les Etats-Unis en 1991, 60 Mirage F 1 et des missiles sol-air. Le rapport évoque non seulement ces mirifiques contrats, mais aussi la dimension amicale du lien qui unit les deux hommes. Il relève, par exemple, un article du New York Times consacré à Jacques Chirac, en 1986, indiquant que «cet homme politique français déclare à maintes reprises être un ami personnel de Saddam Hussein», tandis que le Manchester Guardian Weekly cite, en 1987, Chirac s'avouant «réellement fasciné par Saddam Hussein depuis 1974». Les néo-conservateurs américains sont persuadés que derrière cette vieille amitié se cachent des relations moins avouables. Ainsi le sénateur républicain John McCain annonçait-il récemment que les Etats-Unis «n'attendront pas longtemps pour en savoir plus sur les liens récents du gouvernement français avec Saddam». Le 28 mars dernier, une organisation non gouvernementale basée à Washington et spécialisée dans la dénonciation des affaires de corruption, Judicial Watch, a déposé plainte contre Jacques Chirac auprès du secrétaire général d'Interpol, Ronald Noble, à Lyon, et du directeur d'Europol, Jürgen Storbeck, à La Haye. Elle accuse le président français d'être impliqué dans «la prolifération illégale de technologie nucléaire, le trafic illégal d'armes et de technologies», d' «avoir violé les sanctions commerciales imposées par l'ONU à l'Irak après la guerre du Golfe en 1991, de même que d'autres sanctions des Nations unies relatives au programme Pétrole contre nourriture». Judicial Watch, qui base ses accusations contre la France sur de nombreux articles de presse et sur deux ouvrages d'investigation (The Death Lobby: How the West Armed Iraq, par Kenneth Timmerman, publié par Houghton Mifflin à Boston en 1991, et Notre allié Saddam, écrit en 1992 par les journalistes français Claude Angeli et Stéphanie Mesnier), demande aux deux organisations de police internationales qu'elles mènent «une investigation et une analyse, au moyen de la comptabilité légale, des contacts et des rapports d'affaires financiers, concernant notamment le parti politique Rassemblement pour la République (RPR) de M. Chirac, ainsi que d'autres partis, des fonctionnaires, des organisations gouvernementales et politiques impliquées dans ces activités illégales». Comme en écho à ces insinuations, et dans une déclaration lourde de menaces, le n° 2 du Pentagone, Paul Wolfowitz, déclarait, le 11 avril, devant une commission du Sénat, que «la France devra payer un prix pour son opposition à la guerre». Il devrait participer, le 15 avril, en compagnie de Richard Armitage, son homologue au Département d'Etat, et Stephen Hadley, adjoint de Condoleezza Rice au Conseil national de sécurité, à une réunion consacrée exclusivement à la France.

 

Missiles russes vendus à l'Irak

 

Le «camp de la paix», par ailleurs, compte de drôles de campeurs. Chirac se retrouve en compagnie de partenaires eux aussi contestés, avec le dernier carré, le Russe Vladimir Poutine et l'Allemand Gerhard Schröder, qu'il a rejoints, invité à la dernière heure, les 11 et 12 avril, à Saint-Pétersbourg, à l'occasion d'un sommet assez inopportun tant il magnifiait la solitude des participants et suintait leur déprime.

 

 

Même au sein de la majorité présidentielle française, certains s'étonnent de cet axe Paris-Berlin-Moscou. Ainsi le député UMP Claude Goasguen, qui y voit une «anomalie historique». Officiellement, il s'agissait de «renouer les liens de la communauté internationale», censée se retrouver, déclarait Chirac, «autour des valeurs qui fondent les Nations unies». En réalité, ce sommet a été celui de trois leaders de pays dont les économies s'essoufflent et les diplomaties patinent, et qui ont avec l'Irak des principes à défendre sans doute, mais aussi des intérêts, économiques et pétroliers. Vladimir Poutine, qui semble garder bien souvent des réflexes soviétiques, aimerait préserver son «partenariat stratégique» avec les Etats-Unis, symboliquement avantageux, mais il entend ceux qui critiquent cette alliance comme n'ayant rien rapporté à la Russie. Moscou a reculé sur tous les vieux fronts de la guerre froide (Cuba et le Vietnam) tandis que l'Amérique, après avoir pris pied dans le Caucase et en Asie centrale, s'installe maintenant entre le Tigre et l'Euphrate. Poutine est par ailleurs en délicatesse avec les Etats-Unis. Le 23 mars, le Département d'Etat a officiellement protesté auprès de Moscou à propos d'entreprises russes qui ont vendu récemment à l'Irak des missiles antichars, des lunettes de vision nocturne et du matériel de brouillage. «Ces équipements constituent une menace militaire directe pour les forces de la coalition», a déclaré un porte-parole de la diplomatie américaine, Brenda Greenberg. Cette brouille explique sans doute l'assourdissant silence qui a suivi la visite au Kremlin, le 7 avril, de Condoleezza Rice, la conseillère de Bush pour la sécurité nationale. Il n'est pas établi, dans cette affaire comme dans d'autres, que Poutine contrôle totalement son armée ou ses services (ni qu'il se contrôle lui-même, d'ailleurs, notamment quand il s'agit de la Tchétchénie). Il n'est pas interdit cependant d'imaginer une redéfinition de la position russe, redevenue ouvertement hostile aux visées américaines, quand Poutine, dans une déclaration assez surréaliste, dit trouver fâcheux que les Etats-Unis veuillent «exporter la révolution capitalistico-démocratique», comme s'il s'agissait d'un produit sous embargo ou d'une substance illicite.

 

Une fâcheuse parenthèse

 

L'autre vedette du «camp de la paix» était, ce même week-end, le chancelier allemand, Gerhard Schröder. 101 sociétés allemandes étaient présentes à la Foire commerciale de Bagdad, en novembre dernier, et, selon le quotidien berlinois Tageszeitung, quelque 80 firmes allemandes sont citées dans les 12 000 pages du rapport que les Irakiens avaient remis aux inspecteurs de l'ONU en décembre. Selon Khidir Hamza, un transfuge irakien cité par le Washington Times le 20 février, et qui fut l'un des dirigeants du programme nucléaire de Saddam, «l'Allemagne était la centrale d'achats des fournitures militaires de l'Irak dans les années 1980».

 

 

Mais l'Allemagne, depuis quelques jours, multiplie discrètement les signes à destination des Etats-Unis. Que fait Chirac en pareille compagnie? Il veut, répond-on dans son entourage, restaurer au plus vite le droit et la légalité, c'est-à-dire rétablir l'ONU dans son rôle politique. Un rôle «central», source de la légitimité internationale. Il entend «convaincre l'administration américaine de revenir vers cette organisation dont elle ne pourra de toute façon se passer, qui s'avérera à nouveau indispensable», car l'on ne souhaite à personne, pas même aux Américains, ajoute-t-on, d'être longtemps une «force d'occupation» en Irak. Bref, Chirac poursuit le combat et il est évident que le malentendu perdure.

 

 

La France et les Etats-Unis, en effet, continuent à ne pas parler le même langage, et semblent ne plus habiter sur la même planète. Pour Paris, le monde n'a pas changé, si l'on entend bien le discours officiel. La guerre d'Irak est juste une fâcheuse parenthèse qu'il faut refermer au plus vite, tandis que la communauté internationale doit retrouver ses marques sans attendre, redevenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: multipolaire, équilibrée, imparfaite sans doute, mais stabilisée et relativement prévisible. Pour Washington, en revanche, il est évident que rien n'est plus comme avant. Les Etats-Unis, après le 11 septembre et avec cette guerre de vingt jours, inaugurent leur «nouveau siècle américain». Ils ont une vision du monde, naturellement unipolaire puisque perçue à travers le seul prisme de leur intérêt national, et la certitude morale d'être du côté du bien.

 

 

Ils ont des objectifs précis - la démocratisation du monde arabe, censée asphyxier le terrorisme islamiste et conduire, à terme, à un règlement pacifique du conflit israélo-palestinien - et une stratégie pour y parvenir: les «cercles concentriques», chers à Paul Wolfowitz, l'idéologue de Donald Rumsfeld, qui voit l'avenir du Moyen-Orient après l'Irak comme l'onde d'un lac après le jet d'une pierre. Ils ont au service de cette stratégie une puissance militaire inégalée. Plus inquiétant, enfin: ils sont prêts à contester à l'ONU son rôle d'unique source du droit international si l'organisation continuait à contrarier leurs desseins.

 

 

Or c'est sur ce terrain-là que Chirac, désormais, porte le fer. Techniquement, c'est vrai, l'ONU va vite s'avérer utile. Les organisations internationales nées des accords de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI, appartiennent au système de l'ONU et ne peuvent, de même que les autres agences, agir sans mandat. La levée des sanctions, l'aide à la reconstruction, le contrôle du désarmement, la normalisation des ventes pétrolières devront faire l'objet de résolutions. Politiquement, l'aval de l'ONU faciliterait également la reconnaissance internationale des futures autorités mises en place en Irak. Le président Bush et le Premier ministre britannique, Tony Blair, ont confirmé cette nécessité en assignant à l'organisation un rôle «vital». Vital, mais non «central». «Il s'agit d'un mot soigneusement choisi, précisait dans une interview récente au Los Angeles Times le secrétaire d'Etat, Colin Powell. Il signifie que les Nations unies sont très importantes pour l'ensemble du processus (…). Mais suggérer que la coalition, maintenant qu'elle a libéré l'Irak, dise merci et au revoir et laisse au Conseil de sécurité la responsabilité de tout, c'est se tromper.» Pour les Etats-Unis, donc, la cause est entendue. L'ONU, c'est l'intendance, laquelle «suivra», comme c'est la tradition. L'organisation est cantonnée dans un rôle, certes «vital», de super-agence humanitaire, mais le rôle «central» que veut lui faire jouer le «camp de la paix», c'est-à-dire l'action politique, la vocation d'autorité internationalement reconnue, n'est pas au programme de Washington. La logique du conflit, c'est de faire de l'Irak un «exemple» démocratique, déclenchant les «cercles concentriques» et vertueux de la liberté dans l'ensemble du Moyen-Orient. Pas question, dès lors, de laisser la France ou la Russie, dont l'influence est désormais réduite à l'usage d'un veto, édulcorer cet objectif fondamental. Quid, alors, de la légitimité du futur pouvoir irakien? Powell répond sans ambages: «Nous n'en avons pas besoin.»

 

 

La diplomatie française est donc au pied du mur. Ou bien l'ONU entre à nouveau dans la ronde, ce qui est souhaitable, par le biais de plusieurs résolutions à caractère technique, sous couvert des nécessités humanitaires, et Jacques Chirac devra manger son chapeau, prétendre qu'en les approuvant il ne donne aucune «légitimité» a posteriori au conflit. Il risque de décevoir la partie du monde arabe qui avait encore l'illusion que la France pouvait peser dans l'issue de cette crise. Ou bien il continue de s'enfermer dans une posture de refus permanent, en brandissant son veto. Ce serait grandiose, mais sans doute inopérant. Et l'ONU risquerait de sombrer avec la diplomatie française.

 

Scénario catastrophe

 

L'ennui, c'est que cette dernière option est non seulement un scénario catastrophe pour la France et pour l'ONU, mais aussi une aubaine pour les conservateurs américains. Ceux-ci ne porteront pas une minute le deuil d'un Conseil de sécurité totalement discrédité à leurs yeux. Un article de Richard Perle, l'un des intellectuels les plus influents de Washington, paru le 13 avril dans le quotidien El Pais, est à cet égard sans équivoque. Dans ce texte, intitulé «La chute des Nations unies», Perle concède à l'ONU la survie de ce qu'il appelle «ses bonnes œuvres», c'est-à-dire ses missions humanitaires, mais il lui dénie désormais le droit de dire le droit. Il refuse de laisser «aux mains de la Syrie, du Cameroun, de l'Angola, de la Russie, de la Chine, de la France et autres pays du même style» les grandes décisions existentielles du monde à venir. L'Histoire, selon lui, depuis le Proche- Orient jusqu'au Kosovo, en passant par l'effondrement de l'empire soviétique, a prouvé le «triste échec des Nations unies». Le Conseil de sécurité, ajoute-t-il, est «incapable de garantir l'ordre mondial et de nous sauver de l'anarchie».

 

 

Si Jacques Chirac persiste à faire de l'ONU son prochain champ de bataille, le voilà prévenu par Washington. Il sera digne, glorieux et solitaire, peut-être même émouvant. Mais sans pertinence.